CHAPITRE 9

— Nous devons faire quelque chose, déclarai-je, une fois qu’Emerson fut à court de jurons. Ce serait indécent de le laisser au poste de police. J’ai demandé au père Benedict de prendre les dispositions nécessaires et de nous rejoindre au cimetière cet après-midi. Étant donné que Martinelli était italien, je présume qu’il était catholique.

— Je doute qu’il ait cru à quoi que ce soit, excepté à son propre plaisir, murmura Sethos.

— Il s’est peut-être repenti à la fin, répliquai-je d’un ton ferme. Nous devons lui accorder le bénéfice du doute. Vous autres, vous n’avez pas besoin de venir, mais je me sens obligée d’être présente.

— Je me demande comment vous faites, tante Amelia, dit Lia en secouant la tête. J’admire votre énergie et votre bon cœur, mais je crois que je ne viendrai pas.

— Je suppose qu’il faut que je sois là, dit Cyrus. J’aurais dû prendre ces dispositions moi-même.

Le seul autre volontaire fut Sethos. À la dernière minute, Cyrus, guidé par quelques allusions discrètes de ma part, estima qu’il n’était pas tenu de présenter ses derniers hommages à l’homme qui l’avait volé de façon aussi ignominieuse. Il avait offert de venir uniquement parce qu’il ne voulait pas que j’y aille seule.

— Vous la surveillerez, dit-il à Sethos. Et empêchez-la de se lancer dans quelque expédition privée, comme à son habitude.

— Pour quelle autre raison irais-je là-bas ? s’enquit Sethos pour la forme.

Le petit cimetière chrétien, sur la route de Karnak, était un tant soit peu plus convenable qu’il ne l’avait été lorsque j’avais assisté à mon dernier enterrement là-bas. Consternée par le spectacle des tombes laissées à l’abandon et des animaux retournés à l’état sauvage qui y avaient élu domicile, j’avais constitué un comité. Mon amie Marjorie, qui le dirigeait, s’était employée à améliorer les choses. On avait nettoyé les sépultures et redressé les pierres tombales. On ne pouvait pas faire grand-chose au sujet des animaux. Si on les chassait, ils revenaient dès que les gardiens du cimetière étaient partis. Il fallait faire attention aux déjections et aux os rongés. C’était un endroit lugubre, en dépit – ou à cause – des fleurs fanées sur les sépultures de ceux qui avaient des amis ou de la famille à Louxor. Les fleurs ne duraient pas longtemps avec la chaleur. L’ombre de mon ombrelle était la bienvenue. Elle était noire… non pour des raisons de deuil, mais pour des raisons pratiques. C’était l’une des plus lourdes que j’avais.

Le bon père nous attendait, son crâne chauve exposé aux cruels rayons du soleil. Il se borna à réciter les prières habituelles. Ensuite, Sethos, qui n’avait pas parlé sauf pour admettre une lointaine relation avec le mort, lui tendit une poignée d’argent.

— Je vous prie d’avoir la bonté de dire quelques messes pour son âme, demanda-t-il.

Ce fut seulement lorsque nous nous éloignâmes, poursuivis par le tambourinement lugubre de la terre tombant sur le cercueil ordinaire, qu’il ajouta :

— Si quelqu’un en a besoin, c’est bien Martinelli.

Je demeurai silencieuse. Je songeais à certaines autres tombes dans ce cimetière – le rappel de plusieurs de nos combats antérieurs contre le crime. Le pauvre Alan Armadale et Lucinda Bellingham. J’avais été incapable de les sauver, mais je les avais vengés. (Avec une aide considérable, dans le dernier cas, de la part de Ramsès.) Il y avait une autre de ces sépultures et, alors que Sethos se dirigeait vers l’entrée, je le pris par le bras et lui fis rebrousser chemin, vers le fond du cimetière. Un chien retourné à l’état sauvage, couché sur une tombe non entretenue, se leva comme nous approchions et recula en grognant. C’était une femelle, et elle attendait des petits.

— Tout à fait de circonstance, dit Sethos. Pourquoi m’avez-vous amené ici, Amelia ?

— Vous n’êtes jamais venu voir sa tombe ?

Le bras que je tenais était crispé.

— Une seule fois. Je voulais me convaincre qu’elle était vraiment morte. Je suppose que c’est vous qui avez fait ériger la pierre tombale. Seulement son nom ? Vous n’avez pas trouvé une épitaphe appropriée ?

— Il y en a une.

Je m’agenouillai et j’écartai les mauvaises herbes de la base de la pierre. Sous le nom étaient gravés les mots : « Qu’elle repose en paix. »

— Seigneur ! (Il me releva brutalement et me serra dans ses bras.) Vous êtes incroyable, Amelia. Elle a essayé de vous tuer et a assassiné l’un de vos plus chers amis. Comment pouvez-vous pardonner cela ?

C’était l’étreinte d’un frère, pas celle d’un amant. Néanmoins, je me dégageai aussi doucement et aussi rapidement que cela m’était possible. Bertha n'aurait pas fait la distinction et, bien que je ne partage pas l’ancienne croyance égyptienne selon laquelle l’âme reste à proximité de la dépouille mortelle, je préférais ne pas courir ce risque.

— Notre devoir de chrétiens nous demande de pardonner à ceux qui nous ont offensés, répondis-je. C’est plus facile à faire, je le reconnais, lorsque la personne en question est décédée.

Il eut un rire étranglé et se passa la main sur la bouche.

— Maryam sait que sa mère est enterrée ici ?

— Je n’en ai aucune idée. Vous le lui direz ?

— Non. Je ne sais pas. Bon sang, Amelia, vous n’êtes jamais lasse d’aiguillonner la conscience des gens ? Je peux pardonner à Bertha ce qu’elle m’a fait – croyez-moi, vous n’en connaissez pas la moitié –, mais pas ce qu’elle vous a fait, à vous et à Maryam. Pouvons-nous partir à présent, ou bien avez-vous autre chose à dire ?

— Pas à vous. (Je pris son bras et nous nous éloignâmes de la sépulture abandonnée.) Je crois que j’aurai une petite conversation avec Maryam.

Il frappa du pied une touffe de chiendent.

— Vous pensez qu’elle est responsable des incidents qui vous sont survenus ?

— Cette éventualité s’est présentée à mon esprit, bien sûr, après l’affaire de la Mystérieuse Hathor, répondis-je. (J’éludais la vérité un tout petit peu, car Maryam n’avait pas figuré sur ma liste initiale.) Elle faisait partie d’un certain nombre de femmes qui auraient pu estimer avoir été bafouées par Ramsès…

Sethos fit halte brusquement.

— Bonté divine ! Vous ne m’en aviez jamais parlé. Dois-je provoquer Ramsès en duel pour avoir séduit ma fille ?

— Vous ne pensez tout de même pas que Ramsès aurait abusé d’une jeune fille de quatorze ans ! m’exclamai-je avec indignation. C’est elle qui lui a fait des avances ! Je ne devrais pas à avoir à vous dire qu’il s’est conduit d’une manière irréprochable.

— En effet, Ramsès est un gentleman, convint Sethos avec une moue cynique. Ma foi, ceci est très intéressant, mais ce n’est pas un motif assez fort pour vouloir venger la mort de sa mère.

— J’en ai déjà discuté avec elle, et je crois que je puis dire à coup sûr qu’elle a parfaitement compris… ou est sur le point de le faire. Qui plus est, il aurait été impossible pour une jeune fille de son âge d’élaborer une machination aussi compliquée. En aucun cas elle n’aurait pu être Hathor, puisque l’apparition la plus récente de cette dame s’est produite alors que Maryam était avec Ramsès, et Mrs Fitzroyce m’a dit qu’elle était ici à Louxor lorsque Hathor a fait sa première apparition.

Le fiacre que nous avions loué nous attendait sur la route. J’acceptai la main que m’offrit Sethos pour m’aider à monter. Pour ma part, j’estime que ce n’est pas trahir l’un des principes féministes que d’accepter gracieusement de tels gestes.

— Nous parlerons de cette affaire plus tard, poursuivis-je, tandis que le fiacre se mettait en branle bruyamment. En présence de tout le monde. Le moment est venu de tenir un conseil de guerre !

 

 

 

Manuscrit H

 

Emerson renvoya les ouvriers chez eux plus tôt que d’habitude cet après-midi-là. Son épouse n’était pas rentrée, et Nefret n’était pas là.

Ramsès se rendit aussitôt à la clinique. Il y avait deux personnes dans la salle d’attente, une jeune fille de quatorze ans environ à la grossesse avancée, et un enfant affligé d’une toux continuelle. Nisrin était avec eux, l’air très professionnel avec un bandeau blanc étroitement serré et une galabieh d’homme qui avait été raccourcie à l’ourlet et aux manches.

— Nur Misur est très occupée, mais je vais vous laisser entrer, annonça-t-elle.

— Trop aimable, répondit Ramsès.

Il entra dans le cabinet de consultation. À sa grande surprise, le patient était Daoud. Il adressa un sourire penaud à Ramsès et Kadija, qui se tenait près de lui, les bras croisés, dit :

— Marahba, Ramsès. Dites à cet homme entêté de montrer sa main à Nur Misur. Je l’ai obligé à venir la voir.

Se sentant en infériorité, Daoud finit par obtempérer.

— Il faut poser des points de suture, déclara Nefret en examinant les vilaines entailles qui s’étendaient sur sa large paume et la face interne de ses doigts. Comment diable vous êtes-vous fait ces blessures ?

Daoud marmonna quelque chose. Kadija dit :

— Quelqu’un avait laissé un hegab – une amulette – devant la porte de la maison, et Daoud, en imbécile qu’il est, l’a ramassé.

— C’était un superbe hegab ! protesta Daoud. Très gros, en argent, avec des pierres rouges. Je voulais demander qui l’avait perdu. Mais, lorsque je l’ai pris dans ma main, il m’a entaillé la chair.

— Qu’en avez-vous fait ? demanda Nefret.

— Je l’ai enterré, dit Kadija. C’était un objet sacré, mais cassé. Aussi tranchant qu’un rasoir sur deux côtés.

Nefret prit un autre instrument et se pencha plus près.

— C’est bien que vous soyez venu. Il y a quelque chose de métallique au fond de la plaie. Tenez bon, Daoud.

Elle posa la sonde et prit une pince à épiler. Quelques instants plus tard, elle l’avait retiré. C’était un petit bout de métal semblable à une aiguille d’un centimètre et demi de long.

— Bonté divine, Daoud, cela devait vous faire atrocement mal ! s’exclama-t-elle. Pourquoi n’êtes-vous pas venu me voir immédiatement ?

— J’avais mis de l’onguent dessus, répondit Daoud, sur la défensive.

C’était évident. Sa paume était verte.

— L’onguent a probablement évité une infection, dit Nefret, avec un signe de tête à Kadija. Ma foi, nous savons maintenant pourquoi le propriétaire de cette amulette l’avait jetée. Il faut que je regarde s’il n’y a pas d’autres éclats enfoncés dans la chair.

Daoud demeura aussi immobile qu’une imposante statue marron tandis qu’elle nettoyait les entailles, posait plusieurs points de suture et le pansait.

— Changez le pansement tous les jours, indiqua-t-elle à Kadija en lui donnant une boîte de compresses. Je n’ai pas besoin de vous dire ce que vous devez surveiller.

— Non, Nur Misur. Je vous remercie.

— Cela fait quel effet de reprendre le collier ? demanda Ramsès, tandis que Nefret nettoyait ses instruments et les rangeait.

— Un effet merveilleux. J’aurais dû le faire il y a des siècles ! Nisrin, introduisez le patient suivant, s’il vous plaît.

— Tu étais ici toute la journée ? demanda-t-il. Je peux t’aider ?

— Non, je te remercie. Si tu veux te rendre utile, va donc jouer avec les enfants.

Cela me remet à ma place, pensa Ramsès. Nounou. Les enfants étaient rassemblés dans la cour. Son arrivée fut saluée par des cris de soulagement de la part des adultes présents, et par des cris de joie de la part de sa fille qui courut vers lui, mains tendues. Il la prit dans ses bras. Elle jacassa de façon impérative en le regardant de ses yeux noirs brillants et exigeants.

— Maman était occupée avec un pauvre homme malade, dit-il en supposant que c’était ce qu’elle voulait savoir.

Apparemment, ce n’en était qu’une partie. Elle tira sur sa chemise et lui donna des coups de genou au creux de l’estomac. Il avait appris à interpréter ce geste. Il l’aida à monter sur ses épaules.

— Il était grand temps que vous arriviez, dit Lia. Comme d’habitude, vous autres hommes nous laissez la rude besogne.

— Pas moi, protesta David.

Il était à quatre pattes, Evvie juchée sur son dos.

— Tout le monde sauf toi, acquiesça Lia.

Les femmes donnaient l’impression d’avoir connu des moments difficiles. Lia était échevelée et Evelyn, appuyée contre le dossier du canapé, avait les yeux mi-clos. Sennia brillait par son absence. Il ne pouvait l’en blâmer. Ce n’était pas juste de s’attendre qu’elle jouât les nurses. Toutefois, on avait réclamé les services de Maryam. Elle semblait avoir moins souffert que les autres, peut-être parce qu’elle s’était consacrée à Dolly. Il était pelotonné contre elle tandis qu’elle lui lisait un livre de contes. Elle leva les yeux vers Ramsès et sourit.

— Où sont tous les autres ? demanda-t-il.

— Katherine était ici pour le déjeuner, répondit sa tante d’une voix éteinte. Elle nous a aidées à distraire les enfants un moment, mais elle a fini par renoncer. Walter s’amuse avec son papyrus, votre mère assiste à un enterrement, ainsi que Sethos. Je suppose que votre père est toujours à son satané chantier.

— Une dénonciation non méritée, fit Emerson en sortant de la maison. Je suis choqué de vous entendre utiliser un tel langage, ma chère Evelyn.

Il s’assura que la porte était bien fermée avant de se retourner pour faire face à l’assaut des enfants. Charla était parmi eux. Elle s’était tortillée pour redescendre par terre dès que son grand-père était apparu.

— Vous vous êtes bien amusés ? s’enquit-il.

— Les enfants ont été très actifs. Très, répondit Evelyn prudemment.

— Ils semblent quelque peu agités, en effet, concéda Emerson en regardant avec bienveillance les jumeaux qui s’agrippaient à ses jambes, tandis qu’Evvie essayait de repousser Charla. Vous les avez tenus enfermés trop longtemps. De jeunes enfants ont besoin de courir et il faut les occuper en permanence.

Emerson n’avait jamais besoin d’autant de repos qu’une personne normale. Ses yeux bleus brillaient et son sourire était jovial. Il ne semblait pas se rendre compte que plusieurs regards hostiles étaient braqués sur lui.

— Merci de nous le faire remarquer, Emerson, dit sa belle-sœur d’un ton cassant. Vous avez certainement une suggestion à faire.

— Hummm. Que diriez-vous d’une petite promenade à dos d’âne ?

Les cris d’approbation des enfants ne furent pas repris en écho par les adultes. Cette activité exigeait autant d’efforts que leur précédente surveillance épuisante. Cependant, Emerson eut gain de cause, et l’affaire était en cours lorsque son épouse et Sethos revinrent.

— Il était temps que vous arriviez pour nous donner un coup de main, dit Emerson en s’adressant à tous les deux. Pourquoi avez-vous tant tardé ?

— Je suis passée à la clinique voir si Nefret avait besoin de mon aide, répondit son épouse.

Le regard de Sethos s’était porté vers sa fille qui trottinait à côté d’Evvie, en tenant l’enfant. Evvie ne voulait pas qu’on la tienne et le faisait savoir, longuement. Maryam éclata de rire.

— Ne va pas si vite, alors ! Je ne te tiendrai pas si tu laisses ce pauvre âne aller au pas.

Elle semblait s’amuser autant que les enfants, et la bouche dure de Sethos esquissa un sourire tandis qu’il l’observait.

Les ânes furent les premiers à montrer des signes de lassitude.

— Cela suffit, déclara Emerson en faisant descendre Davy de sa monture. (L’âne s’était complètement arrêté et refusait de bouger.) Va te reposer un peu avant le thé, hein ?

— Ils n’en ont pas envie, mais moi si, déclara Lia. David ?

— J’ai promis de donner une leçon d’équitation à Maryam. Elle a été merveilleuse avec Dolly.

— C’est un petit garçon adorable, dit Maryam en rougissant légèrement devant ce compliment. Lui lire une histoire est un tel plaisir, il écoute avec une telle attention et pose des questions si intelligentes. Je ne mérite pas une récompense, et vous devez être fatigué, et… (Ses joues s’empourprèrent.) En fait, j’ai peur des chevaux.

— Raison de plus pour s’habituer à eux, dit son père. Vous n’êtes pas de cet avis, Amelia ?

— Mais certainement ! répondit-elle d’un ton enjoué. Nos chevaux sont très doux et parfaitement dressés.

— Je vais lui donner cette leçon, si vous voulez, David, dit Ramsès. Vous êtes resté avec les petits chéris plus longtemps que moi.

David grimaça un sourire et se passa la main dans ses cheveux ébouriffés. Evvie les avait utilisés comme des rênes.

— J’accepte volontiers. De toute façon, vous êtes meilleur cavalier que moi. Maryam peut prendre Asfur.

— Je n’ai pas la tenue appropriée, fit remarquer Maryam.

— Ne les laissez pas vous obliger à monter à cheval si vous n’en avez pas envie, dit Lia aimablement. Mais vous pouvez prendre l’une de mes tenues. Je ne sais pas trop pour les bottes, vous avez des pieds si minuscules. Celles de Sennia vous iront peut-être.

Ramsès fit un saut à la cuisine puis se dirigea vers l’écurie, où il trouva son père et Sethos occupés à examiner les chevaux.

— Ils sont superbes, déclara ce dernier. Accepteriez-vous d’en vendre un ?

— À vous ? demanda Emerson d’un air soupçonneux. Pour quoi faire ?

— Pour que je puisse le monter, expliqua son frère.

Avant qu’Emerson pût trouver une repartie suffisamment cinglante, les jeunes femmes les rejoignirent. Depuis le casque de liège jusqu’aux bottes – celles de Sennia, supposa Ramsès –, Maryam était parfaitement équipée et très jolie.

Cependant, Asfur ne lui convint pas.

— Elle est trop grande, dit-elle en reculant comme la jument de David lui faisait les yeux doux. Il n’y a pas un cheval plus petit ?

Emerson, qui les avait accompagnés, émit de petits bruits apaisants et donna l’impression de vouloir lui tapoter la tête. Même le sourire de Sethos était dépourvu de sa pointe de cynisme habituelle.

— Les pur-sang arabes sont plus petits que la plupart des chevaux, expliqua Ramsès. Et Asfur ne prendrait pas le mors aux dents même si on allumait un feu sous elle.

— Et celle-ci ? demanda Maryam en remontant l’alignement des stalles. Elle est très mignonne.

La pouliche, une petite-fille du couple d’origine, passa un museau curieux au-dessus des barreaux. Elle était entièrement blanche, comme la licorne des légendes, et, comme tous les autres pur-sang arabes, aussi amicale qu’un chat domestique.

— Je ne sais pas, dit Emerson d’un air de doute. Elle est jeune et encore un peu folâtre. Que pensez-vous de Moonlight ?

— Je ne peux pas avoir celle-là ? (Maryam eut un petit rire comme la jument fourrait son nez contre le devant de sa chemise.) Elle m’aime bien.

— Elle réclame une douceur, dit Ramsès en lui tendant l’un des morceaux de sucre qu’il avait pris dans la cuisine. Ne vous inquiétez pas, Père, j’ai dressé Mélusine moi-même. Maryam peut emprunter la selle de Nefret.

Le palefrenier, qui avait observé la scène avec une condescendance amusée, les aida à seller et à brider Risha, la pouliche, et le hongre d’Emerson pour Sethos, lequel avait décidé de les accompagner.

Ce fut lui qui aida la jeune fille à se mettre en selle et qui lui prodigua quelques conseils.

— Ne tire pas sur les rênes et détends-toi. Elle est habituée à une main légère – n’est-ce pas, Ramsès ?

Ils firent évoluer les chevaux plusieurs fois, puis ils s’éloignèrent sur la route de Gourna. Il y avait beaucoup de gens à cette heure de la journée, certains à pied, d’autres à dos d’âne ou dans des charrettes. Maryam poussa un cri effrayé comme un chameau venait vers elle d’un pas lourd, en arborant ce rictus dédaigneux caractéristique des chameaux.

— Ne tirez pas sur les rênes, lui dit Ramsès. Elle connaît les chameaux, elle va l’éviter. Vous montez très bien.

Le chameau ayant été contourné avec succès, Maryam se détendit.

— C’est très amusant. Est-ce que nous pouvons aller plus vite ?

— Pas avec cette foule, répondit Ramsès.

Plus ils s’approchaient de Gourna, plus ils croisaient de gens. Ils se mettaient de côté obligeamment, leur faisaient des signes de la main et leur criaient des salutations. Brusquement, Maryam s’écria :

— Regardez ! Cet homme…

Elle pointa le doigt. Avant que Ramsès eût le temps d’identifier l’homme qu’elle désignait, la pouliche prit le mors aux dents.

Il fallut à Ramsès plusieurs secondes pour se ressaisir et se lancer à leur poursuite. Mélusine était sortie de la route et se dirigeait vers le désert. Elle était au grand galop, mais Risha n’eut aucune difficulté à la rattraper et à se maintenir à sa hauteur. Un rapide regard apprit à Ramsès que Maryam avait lâché les rênes et s’agrippait au pommeau de la selle. Il se pencha vers elle et passa le bras autour de sa taille.

— Sortez vos pieds des étriers ! hurla-t-il.

C’était déjà fait. Il la souleva et la posa sur sa selle. Réagissant immédiatement à son toucher, Risha ralentit son allure et s’arrêta. Le hongre passa près d’eux dans un grondement de tonnerre. Sethos avait vu que sa fille était saine et sauve, et il partait à la poursuite de la pouliche.

— Vous me faites mal, dit une petite voix timide.

Ramsès chassa l’air de ses poumons et desserra sa prise.

— Désolé. Il le fallait.

— Je sais.

Elle s’appuya contre son épaule et leva vers lui un visage rosi par la chaleur et maculé de poussière. Ses yeux étaient rouges, mais il n’y avait pas de larmes.

— Je vous remercie, murmura-t-elle. La pouliche n’a rien ?

— Votre père l’a rattrapée. Maryam, je suis vraiment désolé. Je ne comprends pas pourquoi elle a pris le mors aux dents. C’est la première fois qu’elle se comporte ainsi.

— Je dois vous dire quelque chose. Je n’ai pas encore eu l’opportunité de vous parler seul à seule…

Elle sentit qu’il se raidissait, et elle poursuivit précipitamment :

— Non, non, ce n’est pas ce que vous pensez. Je voulais vous demander de me pardonner pour ce jour où je suis entrée dans votre chambre et ai tenté de… (Elle rougit violemment, de sa gorge jusqu’à la racine des cheveux.) Je vous ai embarrassé et je me suis couverte de ridicule, mais je n’avais que quatorze ans et je sais maintenant que…

Il tenta de venir à son aide.

— Que je n’en valais pas la peine.

— Oh, non ! Vous êtes un homme merveilleux. N’importe quelle femme serait fière de… Vous vous moquez de moi, n’est-ce pas ?

— Un peu. Cette histoire est oubliée, Maryam.

— Maintenant que je vous ai vus ensemble, Nefret et vous, je sais que vous étiez faits l’un pour l’autre. (Les longs cils se baissèrent et voilèrent à demi ces magnifiques yeux noisette.) J’aimerais que nous soyons amis. Cousins. Le pouvons-nous ?

— Nous le pouvons.

Sethos les rejoignit. Il menait la pouliche par la bride.

— Tout va bien, Maryam ?

— Oui, grâce à Ramsès !

— Ma foi, c’était un sauvetage tout à fait spectaculaire, déclara Sethos.

Son sourire fut celui qui donnait toujours envie à Ramsès de lui décocher un coup de poing.

— Elle semble très calme maintenant, dit Ramsès en examinant la pouliche. Je me demande bien ce qui l’a effrayée.

Sethos attira leur attention sur une tramée de sang sur le flanc droit de Mélusine.

— Ceci. Un objet pointu lui a percé le côté.

Maryam porta vivement la main à sa bouche.

— L’homme. Je l’ai vu, juste avant que la pouliche s’emballe. C’était l’homme qui m’a agressée.

 

***

 

 

— Un autre incident à ajouter à la liste, déclarai-je.

Notre conseil de guerre venait de commencer. J’avais exigé que tout le monde fût présent, au cas où quelqu’un pourrait fournir des informations qui avaient échappé aux autres. Fatima était assise sur le bord de sa chaise, mal à l’aise. Elle aurait préféré de beaucoup aller et venir et proposer de la nourriture. Une seule personne n’était pas présente : Kadija. De toute façon, elle n’aurait pas dit un seul mot devant cette assemblée.

— Ainsi nous avons maintenant un indigène armé d’une sarbacane ?

Ramsès faisait les cent pas d’un air irrité, les mains jointes derrière son dos.

— Un projectile, qui a pu être lancé de nombreuses et diverses façons, le reprit Sethos. L’objet était aussi pointu qu’un petit clou et il a pénétré de moins de deux centimètres.

— Bon, qu’avons-nous ?

Je bus une gorgée ravigotante de mon whisky-soda et je lus la liste à haute voix.

 

— 1 - Le vol des bijoux et le meurtre de Martinelli.

— 2 - La Mystérieuse Hathor du Caire.

— 3 - Le sabotage du bateau.

— 4 - La première agression commise sur Maryam.

— 5 - La seconde apparition d’Hathor.

— 6 - La seconde agression commise sur Maryam.

 

— Cette liste n’est pas complète, dit Emerson en mâchonnant le tuyau de sa pipe. Nous sommes convenus d’inclure tout incident anormal même s’il semblait avoir une explication logique, n’est-ce pas ?

— Excellent, Emerson ! fis-je en approuvant de la tête. C’est pour cette raison que je voulais que tout le monde fût présent, afin d’être sûre que nous n’avions négligé aucune possibilité. Donnez libre cours à votre imagination. N’hésitez pas à exprimer les conjectures les plus insensées. N’importe quoi, même si cela vous semble complètement farfelu.

Une fois que je les eus encouragés de la sorte, les suggestions survinrent, nombreuses et rapides. Le coup de feu qui avait manqué Selim de peu, la blessure causée par le hegab à Selim, les scorpions dans sa maison – même le cobra à Deir el-Medina.

— Miséricorde ! m’exclamai-je en examinant la nouvelle liste. Ou bien notre imagination s’est emballée, ou bien nous nous sommes montrés singulièrement obtus. Néanmoins, je ne vois pas le moindre plan d’ensemble cohérent, je l’avoue !

— Vraiment ? (David avait sorti sa pipe.) Si nous admettons que nous avons raison de supposer que tous ces incidents sont liés entre eux, une chose ressort immédiatement : les seules personnes à avoir été attaquées physiquement sont Daoud, Selim et Maryam.

— Comme c’est bizarre ! m’exclamai-je à nouveau. En règle générale, des attaques de ce genre sont dirigées contre nous. Bien sûr, nous sommes affectés par tout danger qui menace les êtres qui nous sont chers…

Cher Lecteur, connais-tu cette sensation d’essayer de saisir une pensée qui se dérobe… une idée qui se trouve juste à la lisière de la conscience ? Je suis certaine que oui. Je m’efforçais de mettre le doigt dessus lorsque Emerson prit la parole.

— C’est un rude coup, n’est-ce pas, Peabody ? Votre méthode préférée pour capturer des criminels est de les amener à vous attaquer. Dans cette affaire, nous nous en sommes tous sortis sains et saufs. Même la Mystérieuse Hathor voulait seulement… euh… c’est-à-dire…

— Mais quel peut être le lien entre Maryam, Daoud et Selim ?

Ramsès, jetant un regard embarrassé à son épouse, avait été prompt à changer de sujet.

— J’avoue que je suis incapable de trouver un dénominateur commun, reconnus-je.

La pensée vagabonde m’avait échappé et était repartie vers les profondeurs obscures du subconscient. Je ne tentai pas de la poursuivre.

— Essayons une autre méthode, proposai-je. Que savons-nous de l’ennemi ?

— Il a un fusil et est bon tireur, dit Ramsès. Ce qui suggère un homme, mais la Mystérieuse Hathor était manifestement une femme. J’ai bien peur que ce ne soit encore une impasse. Il s’agit peut-être de plusieurs personnes.

— Un gang, murmurai-je. Comme c’est ennuyeux. Je préfère de beaucoup m’occuper de criminels individuellement.

— Comment pouvez-vous parler aussi calmement ?

Le regard de Maryam se posa sur chacun de nous, tour à tour. Elle était assise tout près de son père, dans une attitude qui aurait amené la plupart des hommes à passer un bras réconfortant autour de ses épaules. Sethos ne l’avait pas fait, mais il semblait plus à l’aise avec elle. Maryam s’était bien comportée cet après-midi, montant de nouveau Mélusine (laquelle avait été aussi douce qu’un agneau durant tout le trajet jusqu’à la maison) et traitant à la légère ses contusions. Le fait d’être posé brutalement sur une selle, avec un bras qui comprime les côtes tel un étau en acier, laisse des meurtrissures dans des endroits très sensibles.

— C’est simplement une petite astuce de Mère, expliqua Nefret d’un ton enjoué. Elle s’attend que nous serrions tous les dents. Maryam, vous êtes certaine de ne voir personne qui vous voudrait du mal ? Je n’ai pas l’intention de me mêler de votre vie privée, mais…

— La réponse est non, dit Maryam, ses yeux rivés sur ceux de Nefret. Si vous voulez que je vous relate en détail ma vie au cours de ces deux dernières années…

— Non, fit Sethos d’une voix rauque.

— Non, acquiesçai-je. Nous cherchons un dénominateur commun, un mobile qui expliquerait également les actes de vengeance commis à l’encontre de Daoud et de Selim. Maryam n’était même pas en Égypte lorsque…

Et la pensée fut là de nouveau. Elle surgit dans ma tête telle une ombre et en ressortit aussitôt. Les autres profitèrent de mon silence pour continuer la discussion. Cela ne les mena pas très loin, même lorsque David suggéra d’agencer différemment les faits que nous avions… ou pensions avoir. L’un de ces « scénarios » éliminait les accidents possibles, mais nous nous retrouvions néanmoins avec une série d’événements apparemment sans aucun lien entre eux qu’il était impossible d’écarter d’une chiquenaude : la Mystérieuse Hathor, le vol des bijoux, le meurtre de Martinelli et le sabotage du bateau – un acte, ainsi qu’Emerson le fit remarquer avec beaucoup d’optimisme, qui avait très bien pu viser une autre personne que Daoud. Un deuxième scénario éliminait le vol et le meurtre en les mettant sur le compte d’un acte criminel sans aucun rapport et de pure coïncidence. Un troisième retirait Hathor de l’équation, en supposant qu’elle avait été poussée à agir ainsi par ce que David qualifia délicatement de « sentiments personnels ».

Ce troisième scénario ne plaisait pas du tout à Ramsès. Il avait recommencé à marcher de long en large.

— Nous ne pouvons pas éliminer Hathor ni Martinelli, déclara-t-il avec véhémence. Aucune de ces théories ne présente plus de logique que les autres. Il y a nécessairement un lien. Nous ne l’avons pas encore trouvé, c’est tout.

— Ma foi, je suis certain de ne pas le voir, déclara Cyrus. Amelia, pourrions-nous mettre fin à cette discussion ?

— Bien sûr. Vous pouvez partir. Si vous pensez à quelque chose que nous avons négligé, faites une note.

— Nous avons tout inscrit sur cette liste, excepté le doigt que je me suis entaillé sur un morceau de papier, répondit Cyrus.

Il se trompait… tout comme moi. Nous avions négligé un « incident particulier », qui serait en l’occurrence la clé de toute cette énigme. Si mes Lecteurs plus astucieux l’ont repéré, je me permettrai de dégonfler leur amour-propre en faisant remarquer qu’ils lisent ce journal tranquillement assis… et qu’ils n’ont pas à s’occuper de quatre enfants remuants, d’un beau-frère au comportement imprévisible, d’un site archéologique et d’un millier de tâches domestiques. Sans parler d’Emerson.

 

 

 

Manuscrit H

 

Tandis qu’ils suivaient l’allée obscure vers leur maison, les feuilles des poinsettias et des mimosas remuaient et bruissaient comme si elles conversaient dans quelque langue inconnue. Tout à fait à la manière des jumeaux, songea Ramsès.

Le Grand Chat de Rê marchait devant eux, les précédant comme les chats le font selon leur bon plaisir. De temps à autre il s’arrêtait brusquement et scrutait les ombres. Parfois, ce regard attentif était suivi d’un bond soudain et d’un violent remue-ménage dans les massifs. D’autres fois, il restait assis jusqu’à ce qu’ils trébuchent sur lui.

— Il faudrait plus de lumière ici, dit Nefret en saisissant le bras de Ramsès.

— Ou un chat mieux dressé. Bon sang, il a attrapé quelque chose ! J’espère que ce n’est pas un serpent.

— Ils dorment tous paisiblement dans leurs petits trous. Inutile de lui crier après, Ramsès, il t’ignorera avec un superbe dédain.

— Attends un instant.

— Pourquoi ?

Il lui montra pourquoi. Il la prit dans ses bras et l’étreignit tandis que sa bouche se promenait sur son visage jusqu’à ce qu’elle atteignît ses lèvres. Elles s’ouvrirent, chaudes et consentantes. Les mains de Nefret se glissèrent dans ses cheveux. Après un long moment, elle chuchota :

— N’entreprends pas ce que tu n’as pas l’intention de terminer.

— Je peux terminer n’importe quand, mais asseyons-nous ici un moment. C’est une nuit magnifique, et Dieu sait que nous n’avons pas beaucoup d’occasions d’être seuls.

Il la prit dans ses bras et s’assit sur un banc à proximité, la posant sur ses genoux. La brise légère fit virevolter une mèche des cheveux de Nefret. Elle effleura sa joue comme une caresse. Entre deux baisers, Ramsès lui murmura toutes les choses qu’il éprouvait mais qu’il lui disait rarement, et elle répondit avec les mots tendres qu’il était le seul à connaître.

Le cri qui rompit le charme fut perçant, grêle et humain. Ramsès se leva d’un bond et posa Nefret par terre. Il la poussa derrière lui tandis qu’il se tournait pour faire face à l’agitation frénétique dans le bosquet.

— Qui est là ? cria-t-il.

Il tendit la main vers son poignard et se rendit compte qu’il ne l’avait pas.

— Non, ne me faites pas de mal ! Je suis désolée !

Elle sortit de derrière un rosier buisson, une ombre indistincte dans l’obscurité, mais il avait reconnu sa voix. Près de son épaule, Nefret s’exclama :

— Enfer et damnation !

— Je n’ai pas l’intention de vous faire du mal, dit Ramsès d’une voix étranglée.

Il aurait presque préféré une attaque en règle à l’embarras qui le submergea soudain. Depuis combien de temps cette satanée fille se cachait-elle là et les écoutait ?

— C’était le chat, dit Maryam pour s’excuser. Je me promenais, la nuit est si belle, et il a bondi sur moi, j’ai eu peur et… je suis vraiment désolée.

Le Grand Chat de Rê l’avait suivie et agitait sa queue triomphalement. Cette fois, il avait débusqué une proie d’une taille impressionnante.

— Tout va bien, dit Ramsès. Mais vous ne devriez pas vous promener seule la nuit.

— Je suis désolée. Je ne le ferai plus. Je voulais seulement…

— Bonne nuit, dit Nefret.

— Bonne nuit, dit Maryam.

Elle s’enfuit précipitamment en se couvrant le visage des mains.

Le Grand Chat de Rê se frotta contre le pied de Nefret, réclamant admiration et éloges.

— Oui, oui, bien joué, lui dit-elle. À ton avis, qu’a-t-elle entendu au juste ?

— Elle en aurait entendu davantage si le chat n’était pas intervenu, grommela Ramsès. Et vu davantage. Je me sens on ne peut plus stupide.

— Tu n’es pas stupide, mon chéri. Cependant nous ferions peut-être mieux de rentrer.

— Oui. Satané chat !

— Mais c’est un animal superbe.

Le Grand Chat de Rê les précéda vers la maison en prenant son temps, si bien qu’ils furent obligés d’attendre et de lui tenir la porte, puis il se dirigea vers la cuisine.

— Oui, il est très beau. Et c’est le chat le plus inutile que nous ayons jamais eu. Tu veux un dernier verre ou bien du lait ?

Un bâillement fut sa réponse. Il éclata de rire et passa son bras autour de sa taille.

— Allons nous coucher, alors ! Je suis disposé à terminer ce que j’ai commencé, malgré cette interruption, à moins que tu sois fatiguée. Je regrette presque que tu aies ouvert la clinique. Tu travailles trop dur.

— J’adore ça, tu le sais. Mais ce cher oncle Sethos m’épuise.

— Je croyais que tu l’aimais bien.

Il referma la porte de leur chambre. Nefret s’assit à sa coiffeuse et se mit à ôter les épingles de ses cheveux.

— Tout à fait. Mais lorsqu’il est à proximité, j’ai l’impression d’être un chat dans une ruelle du Caire, qui essaie de regarder dans toutes les directions en même temps. Quel était ce dicton d’el-Gharbi ? « Il s’avance au milieu de dagues nues… et elles le suivent partout où il va. »

— On pourrait dire la même chose de nous. Cette fois, il s’est aventuré dans notre nid de dagues.

Elle ne répondit pas. Les coups rapides et durs de sa brosse et la façon dont les longues mèches dorées s’accrochaient à ses doigts lui apprirent qu’elle n’était pas d’humeur à écouter des paroles de réconfort ou de raison.

— Lorsque cette affaire sera réglée…

Une petite voix dans sa tête se moqua : Oh, mais bien sûr, c’est très facile ! Résoudre le mystère du meurtre de Martinelli, retrouver les bijoux volés, identifier le salopard qui a saboté le bateau de Daoud et la femme démente qui se prend pour Hathor…

— Lorsque toute cette affaire sera réglée, poursuivit-il après un léger silence, pourquoi ne partirions-nous pas quelques jours, juste nous deux ?

— Et laisser les enfants ?

Nefret ouvrit un tiroir et sortit une chemise de nuit.

— Il y a une dizaine de personnes pour veiller sur eux.

À ce moment inopportun, un hurlement terrifiant déchira le silence. Nefret sursauta violemment et laissa tomber le vêtement. Ramsès saisit la chemise qu’il venait de retirer et l’enfila à la hâte.

— Je m’en occupe, dit-il.

Charla faisait l’un de ses cauchemars. Ses cris résonnaient directement dans le système nerveux de ses parents.

La nurse des enfants, Elia, dormait dans leur chambre. C’était une jeune femme compétente, et les jumeaux l’adoraient. Mais elle était incapable de calmer Charla lorsque l’enfant était dans cet état. Elle était près de la porte lorsque Ramsès arriva et se tordait les mains d’un air affligé.

Ramsès souleva de son petit lit l’enfant qui hurlait et il la serra dans ses bras. Elle s’agrippa à lui, ses mains semblables à de petites griffes, et les cris se changèrent en sanglots.

— Là, là, chuchota-t-il. C’est fini, ma chérie, je suis là.

Il avait laissé la porte ouverte. Entendant des pas précipités, il se retourna. Il s’attendait à voir Nefret, mais c’était Maryam, son visage tendu par l’inquiétude. Elle n’avait pas pris le temps de mettre un peignoir. La chemise de nuit en soie moulante devait appartenir à Nefret. Ce n’était pas le genre de vêtement que l’on trouve d’ordinaire dans la garde-robe d’une dame de compagnie.

— Que se passe-t-il ? demanda-t-elle. Je l’ai entendue hurler… pauvre petite… que puis-je faire ?

— Rien, dit Nefret en passant rapidement près d’elle. Retournez vous coucher, Maryam, ou bien enfilez une tenue convenable.

Sa voix était inutilement dure, sembla-t-il à Ramsès. Il sourit à Maryam.

— C’était très gentil à vous de venir à la rescousse. Comme vous le voyez, elle s’est calmée maintenant.

Nefret s’approcha de Davy. Celui-ci s’était assis dans son lit, ses cheveux blonds ébouriffés et ses mains plaquées sur ses oreilles. Il avait un sommeil plus profond que sa sœur, et il n’aimait pas être réveillé par des bruits violents. Lorsqu’il vit sa mère, il ôta une main de son oreille et montra la fenêtre du doigt.

— Quelque chose qu’elle a vu ? demanda Ramsès. Quelque chose qui regardait par la fenêtre ?

Il savait qu’il n’obtiendrait pas une réponse intelligible de l’un ou l’autre, mais il continuait d’espérer. C’était uniquement dans des moments comme celui-là que le retard à parler des jumeaux l’inquiétait vraiment. Cauchemar ou non, la chose terrifiante que Charla avait vue était réelle pour elle, et il aurait pu la rassurer plus efficacement si elle avait été capable de lui dire ce que c’était.

Davy gazouillait, s’efforçant de rendre service, et Charla, ses sanglots réduits à des reniflements, commença à se tortiller. Elle avait surmonté ses peurs, et elle voulait une étreinte affectueuse et des paroles de réconfort. Il la recoucha dans son lit. Elia, avec un sourire de soulagement, lui tendit un mouchoir. Il essuya les yeux et le nez de Charla, puis il écarta les cheveux emmêlés de son visage.

— Dis à papa ce que c’était, l’encouragea-t-il.

Elle le lui dit, en détail et avec de grands gestes. Quelque chose à propos de la fenêtre. Son lit était placé au-dessous, mais elle avait sans doute rêvé. L’ouverture était renforcée de barreaux et fermée par un rideau.

Ramsès écarta le rideau et regarda au-dehors. La fenêtre, sans vitre, n’était munie que d’un grillage mal fixé qui empêchait les insectes d’entrer. Le clair de lune baignait les collines au loin et blanchissait l’étendue du désert qui faisait face à ce côté de la maison. Rien ne bougeait.

— C’est parti, dit-il en se penchant vers sa fille. Je l’ai fait partir, et cela ne reviendra pas, jamais. Rien ne peut te faire du mal. Rendors-toi, à présent.

Il eut droit à un baiser humide (les yeux et le nez de Charla continuaient de couler) et à une étreinte autour du cou de la part de Davy. Celui-ci, parfaitement réveillé, était disposé à se montrer sociable. Il embrassa sa mère et tendit les bras vers Maryam.

— Je peux ? demanda-t-elle timidement.

— Oui, bien sûr, répondit Ramsès. Je suis désolé que vous vous soyez inquiétée.

— Je n’aurais pas dû venir, murmura-t-elle. Mais ses cris étaient si pitoyables. J’ai réagi sans réfléchir. Bonne nuit, mes petits chéris.

Tout ce qu’elle obtint de Charla fut un grognement somnolent. David était d’humeur à engager une longue conversation, mais il accepta d’avoir sa bouche et ses yeux fermés et boutonnés, en poussant les gloussements que ce petit jeu occasionnait toujours.

Les cauchemars de Charla étaient récents. D’après la mère de Ramsès – laquelle faisait autorité en la matière –, beaucoup d’enfants en faisaient à cet âge, mais cela finissait par passer.

Tout cela était fort bien, mais Ramsès comprit qu’ils ne pourraient sans doute pas prendre quelques jours de vacances romantiques tant que les cauchemars persisteraient. Il ne se flattait pas d’être le seul capable de consoler Charla. Tout simplement, il avait toujours été le premier à arriver sur les lieux chaque fois, et Elia, malgré toutes ses qualités, ne comprenait pas que des bras forts et une voix ferme et rassurante étaient ce que la petite fille désirait. Son père ou David – ou sa mère – pouvaient probablement agir avec la même efficacité. Cependant, ce ne serait pas juste de demander à l’un d’eux de dormir dans une chambre voisine pendant que Nefret et lui seraient partis.

Cela prit un moment pour remettre Nefret dans sa disposition précédente, qui avait été interrompue non pas une, mais deux fois. Quelque chose la bouleversait – il avait appris à reconnaître les signes – mais il n’aurait su dire quoi.

 

La fantasia ne devait pas débuter avant le soir. Pourtant, même Emerson admit d’un air maussade qu’il était inutile d’aller à Deir el-Medina ce matin-là. Selim, Daoud et les autres étaient résolus à offrir le spectacle le plus incroyable que l’on eût jamais vu à Gourna. Tout le village était en émoi, et personne n’avait la moindre intention de travailler aujourd’hui. L’automobile, garée devant la maison, brillait comme du jais. Selim avait passé toute la matinée à la laver et à l’astiquer.

Après le petit déjeuner, sa mère rassembla ses troupes et les emmena au Château afin de commencer à empaqueter les objets façonnés. Elle déclina l’offre que formula, du bout des lèvres, Emerson de les accompagner – « Vous ne feriez rien d’autre que bougonner et nous faire un cours » – et Sethos dit qu’il avait une affaire à régler à Louxor. Cyrus les attendait. Le matériel d’emballage qu’ils avaient déjà utilisé avait été sorti de l’entrepôt et apporté dans la salle d’exposition, et un charpentier local était occupé à clouer et à remonter les caisses en bois. Ramsès comprit pourquoi Cyrus désirait tant que ce travail fût fait. C’était un véritable supplice de voir cette collection magnifique et de savoir qu’il allait la perdre. En théorie, Ramsès approuvait, tout comme son père, l’idée que la place des trésors d’Égypte était en Égypte, mais l’air de chien battu de Cyrus lui faisait regretter que Lacau ne se fût pas montré un peu plus généreux.

Ils commencèrent par les objets les plus petits et les moins fragiles – les récipients en pierre et en métal. Même ceux-là furent enveloppés dans de la bourre de coton ou du tissu de rebut, et protégés par des couches de paille. Lorsqu’une caisse était pleine, Bertie et David clouaient le couvercle. Cyrus n’avait laissé entrer personne d’autre dans cette pièce. Ramsès fut chargé d’établir la liste du contenu de chaque caisse, avec l’aide de Lia.

À certains égards, la tâche fut plus facile cette fois, puisqu’ils l’avaient déjà fait, mais des précautions supplémentaires étaient nécessaires en raison d’un trajet plus long… et, Ramsès le redoutait, en raison d’une manutention plus insouciante. Les caisses contenant les objets plus fragiles, en faïence et en poterie, étaient fermées avec des vis et non avec des clous.

Maryam n’avait pas encore vu la collection. Intimidée et retenant son souffle, elle allait d’une table à l’autre, ses mains jointes avec force derrière son dos, telle une enfant qui a peur d’être tentée de toucher. À l’instar de n’importe quelle femme, elle s’attarda plus longuement devant les bijoux.

— Comment pouvez-vous supporter de les laisser partir ? demanda-t-elle naïvement en levant les yeux vers Cyrus.

— En l’occurrence, je n’ai pas le choix, ma chère enfant. Prenez votre temps. Vous ne reverrez plus jamais semblable trésor.

— Je pense que ce n’est pas très gentil de sa part de ne pas vous en laisser davantage.

— Je le pense également, déclara Bertie avec un sourire lugubre. (Il se redressa et s’étira.) Quel bijou aimez-vous le plus ?

— Oh, mon Dieu !

Inconsciemment, elle humecta ses lèvres d’une langue rose. Elle avança la main, regarda Bertie d’un air fautif et retira vivement sa main. Il eut un rire indulgent.

— Vous pouvez les toucher, ils ne se casseront pas. Comment trouvez-vous ces boucles d’oreilles ?

— Elles sont magnifiques, mais si grosses. (De l’index, elle désigna timidement une bague.) Celle-ci est très jolie.

C’était l’un des bijoux les moins impressionnants du lot, un anneau en or comportant un chaton aplati sur lequel la forme d’une femme assise et couronnée avait été gravée plutôt maladroitement.

— Mettez-la, dit Bertie en prenant sa main.

— Oh, non, je ne pourrai jamais !

— Vous avez de petites mains et des doigts fuselés. Vous ne l’abîmerez pas.

Ramsès remarqua que sa mère observait le couple avec un sourire énigmatique. Elle s’était montrée très critique à l’égard de la « mélancolie » de Bertie concernant Jumana – non pas parce qu’elle désapprouvait cette relation amoureuse, unilatérale à vrai dire, mais parce qu’elle désapprouvait la mélancolie en général. Katherine n’avait pas fait mystère de son espoir que l’intérêt de Bertie pour la jeune Égyptienne ne fût qu’un engouement passager. Ramsès se demanda si elle serait mieux disposée envers l’enfant illégitime d’un maître du vol et d’une meurtrière. Non pas qu’il reprochât à Bertie de se livrer à un petit flirt inoffensif. Maryam était une jeune fille très mignonne et, à l’évidence, elle prenait plaisir aux attentions du jeune homme.

— Cette bague n’est pas aussi jolie que les autres, fit remarquer Sennia, qui les avait également observés avec attention. J’aime bien celle-ci, avec le chat en cornaline. Mais jamais je ne la mettrais à mon doigt.

— Pourquoi pas ? s’exclama Cyrus brusquement. Sacré bon sang, pourquoi pas ? Essayez-les toutes ! Amelia… Lia… vous toutes, mesdames ! Ces bijoux vont être exposés dans des vitrines de musée poussiéreuses. Ils n’orneront plus jamais une jolie main ou un cou gracile. Faites-leur un dernier plaisir !

— Cyrus, vous êtes un chic type, dit Ramsès.

— Et un poète, déclara Bertie. Sennia, voici votre chat. Mère, que choisissez-vous ?

Ramsès supposait que c’était un acte de défi de la part de Cyrus, un ultime geste de possession. Les femmes convergèrent vers la table. Elles se comportaient comme si elles avaient été soudainement et simultanément infectées de la même fièvre bénigne, une fièvre qui empourprait leurs joues et faisait briller leurs yeux. Même sa mère, qui affirmait que ce genre de colifichets ne l’intéressait pas, se pencha et laissa Cyrus passer à son cou un magnifique pectoral. C’était un bélier en lapis-lazuli, couronné d’or et reposant sur une plinthe dorée. Il avait remarqué que les pierres précieuses avaient un effet étrange sur les femmes…

… Remarqué, et oublié. Depuis combien de temps n’avait-il pas offert de bijoux à Nefret ? Elle avait son propre argent et pouvait s’acheter tout ce qu’elle voulait, des joyaux bien plus coûteux que ce qu’il pouvait se permettre d’acheter. Cependant, de temps en temps, elle continuait de porter l’anneau en or bon marché qu’il lui avait donné lorsqu’ils étaient enfants, et il y avait eu sa petite plaisanterie l’autre soir à propos des bracelets… S’il s’était bien agi d’une plaisanterie. In vino veritas ? Elle semblait particulièrement intéressée par plusieurs des bracelets qui restaient. Il s’approcha pour l’aider à fixer à son poignet un lourd bracelet à fermoir. David rit aux éclats tandis qu’il couvrait son épouse de pectoraux et de bracelets. Puis il insista pour qu’elle prît la pose avec les autres dames, et il entreprit de faire des photographies.

— Mais nous ne les montrerons à personne en dehors de la famille !

— Aucune importance, dit Lia. Nous les contemplerons de temps en temps et nous nous souviendrons de ces moments merveilleux. Merci, Cyrus.

La fièvre était passée. Lentement et avec un regret manifeste, les femmes commencèrent à se défaire de leurs bijoux. Ils avaient été soigneusement réparés et restaurés, mais ils devaient néanmoins être maniés avec douceur. Ramsès alla aider sa mère à retirer le lourd pectoral qui était fixé à un collier de perles en or.

— Tout à fait approprié pour une épouse de Dieu – le bélier est Amon-Rê, bien sûr – mais je me demande si elle l’a porté une seule fois dans sa vie, fit-elle remarquer en se frottant la nuque. Le porter est une véritable épreuve ! Bon, nous nous sommes bien amusés, mais nous ferions mieux de nous mettre au travail. Nous devons arrêter de bonne heure aujourd’hui afin de nous préparer pour la fantasia.

 

Ils avaient débattu pour savoir s’ils devaient emmener les enfants ou non. La perspective des trois plus jeunes des petits diables gambadant dans l’obscurité, parmi des puits d’accès à des tombes, des torches embrasées et des chiens à moitié sauvages remplissait Ramsès d’épouvante, et il fut soulagé lorsque sa mère mit fin à la discussion en déclarant d’un ton catégorique :

— Il n’en est pas question ! Dolly viendra avec nous, mais pas les autres.

— N’est-ce pas un peu injuste ? demanda Nefret.

Lia, pour sa part, semblait inquiète. Elle imaginait probablement quelle serait la réaction d’Evvie.

— Agir autrement serait injuste pour Dolly. Il ne doit pas être puni parce que les autres, plus jeunes, ne peuvent pas être contrôlés. Ce n’est pas leur faute. À cet âge, ils ressemblent à de petits animaux.

Cette appréciation ne fut pas du goût ni de Lia ni de Nefret.

Sa mère avait invité les Vandergelt à passer par la maison au préalable. On ne servirait pas de boissons alcoolisées pendant la fantasia, et Cyrus aimait bien un petit verre de whisky avant le repas. Ils arrivèrent en grande pompe, suivant les chevaux gris qui tiraient la calèche de Cyrus. Cyrus, Bertie et Walter étaient à cheval. Ils avaient revêtu leurs plus beaux habits pour faire honneur à Selim. Ce qui laissait de la place dans la calèche pour plusieurs dames avec Katherine, comme Cyrus le fit remarquer en ajoutant un compliment délicatement tourné sur leur petite taille et leur sveltesse.

— Nous pourrions prendre…, commença Emerson.

— Non, Emerson, nous ne le pouvons pas, dit son épouse d’un ton brusque. Vous avez promis à Selim qu’il la conduirait. (Elle parcourut le groupe d’un regard appréciateur et régla la question à sa manière décidée habituelle.) Nous monterons dans la calèche, Evelyn, Sennia et moi.

— Ainsi que je l’ai déjà prouvé, je ne suis pas une très bonne cavalière, dit Maryam, les yeux baissés. J’espère que je ne dérange personne. Je devrais peut-être rester avec les enfants.

— Non, non, ma chérie, le spectacle vous plaira beaucoup, dit Emerson promptement en faisant preuve de sa courtoisie habituelle.

Elle leva les yeux vers lui, ses longs cils voletèrent, et elle sourit.

Le père de Maryam n’y prêta pas attention. Il parlait avec Cyrus. Ses bagages étaient sans doute arrivés par le train. Il portait un costume de tweed de bonne coupe et des bottes de cavalier, et ses cheveux étaient à présent d’un brun grisonnant. Ramsès se douta qu’ils continueraient de grisonner à une rapidité anormale mais mesurée.

Ils attendirent le coucher du soleil et que l’appel des muezzins fût retombé dans le silence avant de se mettre en route. Sennia, qui avait choisi de porter une version quelque peu non orthodoxe des vêtements égyptiens, se pavanait dans une robe qu’elle avait conçue avec l’aide de Nefret. Elle ressemblait de façon déconcertante à une Hathor miniature sans oreilles ni couronne, vêtue de blanc et parée de perles de verroterie. Dolly, très élégant dans sa plus belle veste et son plus beau pantalon, devait aller à cheval avec son père.

— Où est Selim ? demanda vivement Emerson. Est-ce qu’il a changé d’avis et ne veut plus conduire l’automobile ? Nous pourrions prendre…

— Non, Emerson ! Il a tout préparé. Il veut faire une arrivée très remarquée.

Leur propre arrivée ne manqua pas d’éclat. Leurs hôtes avaient envoyé à leur rencontre des hommes avec des torches, et une ribambelle d’enfants les accompagnèrent jusqu’au faîte de la colline. Selim et Daoud les attendaient sur le pas de la porte et les firent entrer dans la maison, où un repas somptueux avait été préparé. Les épouses de Selim, Rabia et Taghrid, avaient à coup sûr cuisiné toute la journée. Dolly s’assit en tailleur à côté de son père et observa le moindre de ses mouvements. On lui avait dit comment se conduire, et il était résolu à ne commettre aucune erreur. Les Vandergelt avaient déjà été invités à de tels repas, et même Katherine se servait de ses doigts avec élégance et avec une bonne humeur souriante. Les verres des lunettes de Walter s’embuaient continuellement.

Lorsqu’ils eurent mangé plus que de raison, ils allèrent au-dehors. Des torches et des brasiers illuminaient les lieux tandis que l’obscurité s’épaississait. La maison de Daoud, qui avait été celle d’Abdullah, faisait face à l’un des quelques espaces découverts dans le village. En tant qu’invités d’honneur, on les conduisit vers une rangée de chaises devant la maison, et le spectacle commença.

Danseurs et chanteurs, musiciens et magiciens se succédèrent. Selim attira l’attention de Ramsès, lui fit un clin d’œil et s’éclipsa. Le plus célèbre conteur de Louxor se mit à raconter une histoire.

Une main tira sur la manche de Ramsès. Maryam était assise derrière lui.

— Que dit-il ? chuchota-t-elle.

Les flammes donnaient à son visage un éclat vermeil et dansaient dans ses yeux. Elle semblait se divertir, et il n’eut pas le cœur de la faire taire, bien que parler durant le spectacle fût désapprouvé.

— C’est juste un petit conte de fées à propos d’une princesse et d’un magicien. Je vous le traduirai plus tard, d’accord ?

— Je vous remercie. (Un sourire timide, charmant. Puis elle porta sa main à sa bouche.) Oh… que se passe-t-il ?

Le conteur avait probablement dépassé le temps qui lui était imparti. Daoud se dirigea en hâte vers le milieu de la place. Il fit de grands gestes et cria des ordres. Les spectateurs reculèrent. Certains d’entre eux avaient été mis dans le secret. Arborant de larges sourires et faisant des bonds excités, ils aidèrent Daoud à dégager la place. Ils fourrèrent des bébés dans les bras de leurs mères et emmenèrent à l’écart des chèvres et des ânes. L’un des joueurs de tambour commença à frapper sur son instrument et les autres se joignirent à lui afin d’accompagner le grondement croissant du moteur tandis que Selim l’emballait pour gravir le chemin.

Ramsès pensa : « Il roule trop vite », mais il ne saurait jamais s’il pensa cela juste avant ou juste après l’horrible grincement de métal froissé. Prémonition ou intuition, il s’était levé et courait déjà lorsque l’accident se produisit.

L’automobile était retournée, à mi-chemin de la pente, coincée contre une saillie rocheuse. L’un des phares était cassé mais l’autre était miraculeusement intact. Sa lumière projetait une lueur blafarde sur la scène. Selim gisait à terre, étendu sur le dos, immobile. Sa robe était déchirée et tachée.

Ramsès fut le premier à arriver jusqu’à lui. Il saisit son poignet inerte et chercha son pouls. Le poignet de Selim était poissé de sang et ses mains tremblaient. Il ne trouva pas de pouls.

Nefret l’écarta d’une poussée.

— Que personne ne le touche ! Reculez-vous. Écartez-vous de la lumière, nom d’un chien ! Ramsès, fais-les reculer. Empêche Rabia et Taghrid de s’approcher. Elles ne doivent pas le voir dans cet état.

Il entendait les épouses de Selim pousser des gémissements et supplier qu’on les laissât s’approcher de lui. Sa tante Evelyn les rassurait d’une voix calme et autoritaire. Sa mère, bien sûr, était déjà sur les lieux, et elle braqua une torche électrique – elle était la seule à avoir eu la présence d’esprit d’en apporter une – sur le corps disloqué. Ramsès regretta presque qu’elle y eût pensé. Dans le faisceau lumineux, les taches de sang apparurent brusquement, humides, rouges, luisantes.

— De quoi as-tu besoin ? demanda Ramsès.

Nefret ne releva pas les yeux.

— Ta veste. La vôtre aussi, David. Des attelles. Des pansements. Pour commencer.

— Dieu merci ! chuchota Ramsès. (Il avait redouté de poser cette question.) Il est vivant ?

— Pour l’instant.

Tout naturellement, les deux jeunes épouses de Selim voulaient qu’on le transporte dans leur maison. Nefret s’y opposa d’un ton sec et froid. Selim était placé sous sa responsabilité à présent, et Ramsès, le cœur serré, savait qu’elle avait très peur. Elle était toujours désespérée à l’idée de perdre un patient. Elle ne supporterait pas de perdre celui-là.

Portant la civière où Selim était étendu, enveloppé de pansements et aussi rigide qu’une momie, Emerson et Daoud se mirent en route pour rentrer à la maison. Cyrus avait proposé la calèche. Nefret avait refusé de la même voix glaciale. Il fallait éviter toute secousse au patient, et les deux hommes pouvaient le déplacer plus doucement que n’importe quel autre moyen de transport. Préoccupés et anxieux, les Vandergelt partirent en emmenant avec eux leurs invités, Sennia et Dolly. Nefret n’attendit pas les autres. Elle monta Moonbeam et descendit la colline en toute hâte.

 

— Tu veux que je reste ? demanda Ramsès.

Selim était allongé à plat ventre sur la table d’examen qu’on avait nettoyée et recouverte d’un drap blanc. Les lampes éclairaient brillamment son corps nu, toujours maculé de sang aux endroits où il n’était pas couvert d’hématomes.

— Oui, répondit Nefret. Brosse-toi les mains et mets une blouse. Vous aussi, Mère. Que tous les autres sortent.

Sa mère acquiesça de la tête et commença à retrousser ses manches.

— Selim sera furieux lorsqu’il apprendra que nous l’avons déshabillé, dit-elle calmement.

C’était exactement la note qui convenait – son optimisme à toute épreuve et sa « petite plaisanterie ». Les lèvres crispées de Nefret se détendirent légèrement.

— Il a plusieurs côtes fêlées, des estafilades et des hématomes. Ce n’est pas trop grave. Mais… (Elle passa doucement la main sur la tête de Selim.) Mère, posez vos doigts ici.

Sa mère s’exécuta.

— Fracture du crâne, dit-elle d’une voix blanche.

— Une fracture du crâne, oui. Avec probablement une hémorragie interne.

— Dans ce cas, vous devez l’opérer.

— Mère, c’est impossible ! Je n’ai effectué qu’une seule fois une opération de ce genre, et c’était il y a des années !

— À part vous, le chirurgien compétent le plus proche se trouve au Caire, dit sa mère impitoyablement. Survivrait-il au voyage ? Son état ne va-t-il pas empirer si on ne l’opère pas sur-le-champ ?

La réponse était gravée sur le visage blême de Nefret.

La vengeance d'Hathor
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